Parlons de la taxe GAFAM, de sa prétendue inutilité, de pourquoi, et des changements que ça implique

Quentin ADAM
10 min readSep 5, 2019

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Seules trois choses sont sûres en ce bas monde, à part l’uptime : la mort, les impôts, et la levée de boucliers libertariens chaque fois qu’un politicien parle d’imposer, pour cette fois, plus et mieux, les GAFAMs.

Bonjour M. Bruno Le Maire, on pense fort à vous, vu que vous n’êtes pas si loin, en ce moment même, de la terre des exploits de ce brave Benjamin Franklin, dans un pays dont la révolution a commencé pour une sombre histoire de taxe sur le thé, entre autres.

Previously in Mad Men, les faits :

  • Suite à une annonce unilatérale française, c’est le drame, on peut le lire dans tous les trains de banlieue de Bruxelles à Nantes ou Lausanne : “Moins de trois semaines après l’adoption définitive par la France d’une taxe dite « Gafa » sur les grands groupes technologiques, le géant américain du commerce en ligne Amazon n’a pas traîné pour prendre la décision de la répercuter sur les tarifs appliqués aux vendeurs de sa plate-forme dans ce pays, devenant la première des entreprises visées à faire ce choix. La taxe française, définitivement adoptée le 11 juillet, crée une imposition des grandes entreprises du secteur non pas sur le bénéfice, souvent déclaré dans des pays à très faible fiscalité comme l’Irlande, mais sur le chiffre d’affaires qu’elles réalisent dans l’Hexagone.” (source)
  • “À l’issue du G7 à Biarritz, le président français et son homologue d’outre-Atlantique ont officiellement annoncé la validation de l’accord sur la taxation des géants du Web.” (source)
  • Et puis il y a eu l’OCDE :
Deuxième couche. Y’en a un peu plus, j’vous l’mets quand même ?
  • Et avant-hier : Bruno partait négocier aux États-Unis (source)
  • Et le Trésor américain confirme se joindre au travail de l’OCDE pour atteindre une solution consensuelle pour début 2020. (source)

Pourquoi est-ce utile, important, voire fondateur, que la France soit en pointe sur le sujet de la taxation des GAFAMs ?

Je ne vous l’apprends pas, mais je vous le redis quand même : les GAFAMs aujourd’hui ne respectent pas la loi. Enfin, si, elles respectent (au moins partiellement) la lettre, mais pas l’esprit des lois, et dans le cas présent je parle des lois fiscales (on parlera privacy une autre fois).

Leur sport préféré de classe mondiale, l’optimisation/évasion fiscale, leur permet d’avoir un taux d’imposition extrêmement faible à l’intérieur des pays dans lesquels, pourtant, ils produisent de la valeur (plein).

On ne parle pas seulement d’échapper à l’Impôt sur les Sociétés (IS), mais également à la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA), tout simplement la plus grosse rentrée d’argent de l’État en France.

Tout ça est assez flou, au-delà du schéma principal de type “viens on gruge si on peut”, alors creusons. La question : « si on fait de la pub en France et qu’on le facture à un client en Irlande, peut-on encaisser l’argent aux Bahamas alors qu’une partie de la valeur a manifestement été produite en France ? » est une question complexe. On ne juge pas ça, mais le point assez clair pour les politiques, c’est qu’il est compliqué de taxer ces gens là, et qu’ils payent relativement peu d’impôts.

Infographie: Les impôts payés par les géants de la tech en France | Statista

Pour un taux d’IS moyen autour de 20%, Amazon et Facebook en France sont plutôt autour de 2–3% d’IS payé. (source)

“Il y a un problème : le taux de taxation effectif payé par ces entreprises numériques est de l’ordre de 9% contre 23% pour le reste de l’économie. Il n’y a pas de terrain de jeu équitable, il y a une distorsion inacceptable”, déclarait Pierre Moscovici en mars 2018. “La Commission veut résoudre ce problème.”

Quel est le but de cette proposition de taxe GAFAM ?

Il s’agit de retrouver une assise fiscale. Les impôts de manière générale (attention, SPOILER) permettent de maintenir les infrastructures et forces vives du pays : routes, réseaux telcos, gens vivants dans le pays (bonnes écoles et hôpitaux performants, pour avoir de bons employés, longtemps…). Même si on se limite aux routes et aux telcos, sans ça, comment Amazon pourrait-il vendre quoique ce soit en France ? Ces infrastructures sont payées par l’impôt. Il est donc important qu’il continue à rentrer, voire plus fort, et aussi et surtout pour les GAFAMs.

Avant tout, ces impôts génèrent des infrastructures qui permettent la réalisation du chiffre d’affaire, et permettent à l’ensemble des entreprises de fonctionner. Ces infrastructures sont rentabilisées au global par tout le monde. On pourrait presque modéliser cela comme étant une espèce de superstructure.

Le fait que les GAFAMs se masquent à l’impôt est une attitude auto-destructrice envers leurs propres sources de revenu à long terme, en plus de problème de spoliation du marché.

Spoliation ?

Au-delà de l’utilité sympathique de faire rentrer de l’argent dans les caisses de l’état, rappelons que les (gentils) concurrents français des GAFAMs, eux, sont soumis à l’impôt, et le payent.

Conséquence : un différentiel total, structurel, de prix, bien sûr ! Les GAFAMs peuvent vendre « Hors Taxes », là où leurs concurrents vendent « Toutes Taxes Comprises ».

Attention, ça va aller très vite, retirez donc ces doigts de la porte : voici un cas magnifique de concurrence non libre et faussée, une distorsion inacceptable de concurrence. On n’évolue du coup pas dans les mêmes sphères. L’impact sur les prix ou sur la marge est hénaurme.

Or, une entreprise qui ne fait pas de marge est une entreprise dont les capacités à innover, à financer de la Recherche & Développement, voire son simple développement (autofinancement), vont être fortement amputés au moment le plus crucial, et donc joue un jeu extrêmement compliqué par rapport à un concurrent exempté d’impôt.

C’est la rupture de confiance envers un prestataire de services cruciaux qui pose problème : Amazon communique, c’est tout

Dans l’absolu, le fait qu’Amazon répercute cette hausse d’impôt sur ses prix est une bonne chose. C’est la réalité de la concurrence qui s’applique, l’un des mécanismes les plus purs de protection de la concurrence.

Au moment où Amazon remonte ses prix, il ne fait que ré-appliquer des prix TTC. Belle, enfin, réduction de la distorsion de concurrence, qui permet aux champions français notamment d’entrer à nouveau sur ce marché avec des règles du jeu communes.

Précisons d’ailleurs que la hausse des prix subitement pratiquée par Amazon n’est pas égalitaire, linéaire, sur l’ensemble de ses produits. Leur machine de guerre financière, Amazon Web Services (AWS) n’a aujourd’hui PAS subi d’augmentation. Ce qui prouve bien que l’augmentation de 3% imposée aux clients dont on nous rebat les oreilles est en fait cosmétique.

On peut saluer là une campagne de marketing pour lutter contre la taxe Le Maire, uniquement sur la partie extrêmement grand public de leur activité.

Du bon vieux marketing corporate à la papa, qui agresse assez sévèrement, façon tacle à la carotide, le politique, pour essayer de le faire plier sur le marché : “Vous voyez bien, ce sont des gens affreux qui nous empêchent de faire du business”, entend-t-on hurler à la mort.

Ce qui est en train de se produire n’est qu’une décision politique de réadaptation.

Une taxe utile

Ainsi, afin que ce soit clair pour tous ceux qui pensent que “ça ne sert à rien”, je mets en avant les intérêts. Je crois profondément que nous avons ici affaire à une taxe utile :

1. elle résout des problèmes de concurrence permettant aux champions locaux qui eux respectent la loi de gagner à nouveau dans l’histoire,

2. elle fait rentrer de l’argent dans les caisses de l’État, on ne va pas se plaindre. C’est plutôt utile, comme on l’a vu plus haut,

3. cette taxe s’applique en fait sur le Chiffre d’Affaire (CA) et non pas sur le bénéfice (via leurs mascarades financières habituelles, qui ne permettent pas de savoir quel est leur bénéfice réel, les GAFAMs passent leur temps à planquer leur structure réelle de coûts), donc on attaque la seule chose qu’on peut attaquer parce que publique, le CA. Ils n’ont qu’à respecter les règles de bienséance communes s’ils veulent qu’on arrête de traiter leur cas spécifiquement.

Une première étape dans un protectionnisme sain, local et de saison

C’est une première étape permettant à la France et à l’Europe de créer des champions nationaux sur les secteurs tech.

Cela vise efficacement à réduire le différentiel de concurrence, en faveur aujourd’hui des acteurs américains, qui nous privent ainsi de notre souveraineté numérique. Et pas seulement numérique d’ailleurs, on pourrait parler longuement d’Alstom, mais un de ses dirigeants l’a déjà fait pour nous. C’est pertinent à écouter et le braquage est raconté en 10% du temps qu’il faut pour visionner La Casa de Papel, une bonne affaire.

Cela rentre dans un ensemble de règles nouvelles, notamment le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), qui visent enfin à recréer un cadre sain, et surtout des règles fondatrices de nos valeurs en Europe, par exemple, le respect de notre vie privée.

La machine s’emballe

On pourrait naturellement poser la question de la pertinence d’attribuer une nationalité à une entité morale qui a une activité mondiale, mais je laisse cette épineuse question de la nationalité extra-territoriale à un autre billet, car dans le cas présent il n’est pas question de remettre en cause tout le droit mondial, mais de s’insérer dedans. Le problème de taxation des multinationales est une plaie qui concerne le monde entier désormais, et qui a déjà trop traîné. Si l’inspiration de cette taxe a d’abord été européenne, un vrai manque de courage politique (et une vraie volonté de vendre des voitures allemandes) a conduit à un lancement isolé par la France. Cette problématique est en réflexion dans de nombreux cercles, et ce lancement permet au moins de mettre en mouvement le monde entier sur ce sujet.

Ainsi l’OCDE travaille depuis plus de dix ans sur la fiscalité (régionale africaine en 2009, travaux sur la TVA en 2015…), et leur imposante documentation est une approche pertinente du problème. Pour rappel l’OCDE (Organisation de Développement et de Coopération Économiques) est une organisation internationale d’études économiques basée à Paris, et on peut difficilement les prendre pour un rassemblement de gauchistes (par contre ils produisent beaucoup de données utiles, par exemple ici ou ). C’est par contre intéressant de voir cet organisme se mettre à travailler sur ce qu’on pourrait appeler la première taxe multilatérale du monde. Du coup, charge à l’OCDE de définir la nouvelle taxe, et la France a annoncé ainsi qu’elle rejoindrait cet accord (en incluant une harmonisation rétroactive). Si certains y voient un recul, ou une défaite, il n’en est rien, c’est une victoire : au lieu de taxer seul, on taxera tous ensemble, et en attendant, l’état percevra déjà son dû (et comme un tien vaut mieux que deux tu l’auras, ce qui est pris n’est plus à prendre).

C’est une motivation supplémentaire à l’aboutissement de l’harmonisation prônée par l’OCDE (et on verra bien si ça occasionne un remboursement, ou pas, ou comment et dans quelle forme, ce n’est pas un sujet bien important).

Bien au fond, y’a comme un vertige

Le plus impressionnant dans tout ça dépasse largement le cas de nos advers… partenaires américains préférés.

Une telle évolution, initiée par la France, semble donner le signal que le sujet de la taxation multilatérale est enfin sur les rails. Que l’on s’entende : il y a des taxes ou des harmonisations qui existent à des niveaux supranationaux (Europe, MERCOSUR, États-Unis d’Amérique…), via sont des organismes qui ont un impact fiscal depuis quelques dizaines d’années déjà. Il y a aussi eu des traités bilatéraux (i.e. entre deux nations ou supra-nations, mais dans une relation à deux partenaires) impliquant des accords fiscaux, mais cette situation est totalement novatrice : le pouvoir politique entend rééquilibrer les forces de décision en sa faveur face à une économie débridée, en s’invitant à un niveau de décision où traditionnellement seule la diplomatie évoluait.

C’est assez intéressant de voir qu’une telle vision de l’imposition multilatéraliste portée par des leaders identifiés comme libéraux est un écho à des travaux tel que ceux d’ATTAC, au moins les travaux initiaux. ATTAC veut dire “Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne”, et leur premier objectif était une taxe mondiale sur les transactions financières, afin de limiter structurellement la spéculation et de pouvoir concéder aux politiques une manne financière capable de soutenir la vision sous tendant leur élection. Après, c’était il y a 20 ans, et on n’est pas là pour parler de ce qu’est cette organisation aujourd’hui.

Citons aussi tout le corpus documentaire de la Taxe Tobin (dans les années 70). La matérialisation de la tension du pouvoir entre les dirigeants institutionnels et les forces économiques mondialisées conduit à une réorganisation de la pensée de la gouvernance et de ses moyens de mise en œuvre. La preuve de cette préoccupation réside précisément dans la transcendance de clivages idéologiques préétablis : le monde politique entier se pose la question de comment taxer les GAFAMs et donc se retrouve sur un terrain d’entente. Quand on parle de taxer, on parle bien de l’acte qui permet d’affirmer son pouvoir sur le membre de la communauté, qui reconnaît son appartenance à cette dite communauté et accepte d’être assujetti à l’impôt pour exprimer son attachement à la “chose commune” partagé par la communauté (traditionnellement : la nation).

C’est pourquoi cette nouvelle notion d’impôt multilatéral est une rupture épistémologique majeure, car elle reconnaît ainsi la notion de communauté multilatérale, là ou les traités précédents font état d’accords entre parties.

Il est de plus particulièrement passionnant de voir cette volonté politique à l’œuvre, dans le même temps (cet été), où, force antagoniste tentant de s’extraire de contingences communautaires, Facebook annonce vouloir s’arroger la prérogative de frapper monnaie en présentant le Libra (mais bon l’article est déjà long, on en parlera une autre fois). La dualité de ces évènements étant criante, ça nous réserve une actualité excitante.

Pour résumer, loin d’être inutile, cette loi rééquilibre la concurrence, ce qui est in fine au bénéfice du consommateur, apporte de l’argent frais à l’État, tout en lançant un débat pertinent sur la place de l’imposition dans un contexte mondial.

Donc merci M. Le Maire, et tenez bon.

Je remercie chaleureusement Yann Heurtaux pour sa collaboration dans l’écriture de ce post, ainsi que Yoann Grange pour son aide graphique essentielle.

Quentin ADAM est le CEO de Clever Cloud.

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Quentin ADAM

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